L’Éthiopie, futur ennemi de l’Internet

Le 21 juin 2012

Quinze ans de prison pour les utilisateurs de Skype en Ethiopie : c'est ce qu'annoncent de nombreux médias internationaux. Les journalistes ont pris pour argent comptant le communiqué de RSF, quitte à déformer l'information et à passer sous silence d'autres aspects bien plus inquiétants.

Cybercafe d'Ethiopie (1)

Depuis quelques jours, une loi qui réglemente sévèrement les télécommunications en Éthiopie inquiète les médias internationaux.  Ils sont nombreux à avoir relayé, de manière souvent exagérée, cette nouvelle législation sur la pénalisation de l’usage des télécommunications dans ce pays de la corne de l’Afrique. De la BBC à TechCentral en passant par AlJazeera ou Le Monde , les titres font frémir : “15 ans de prison pour les utilisateurs de Skype“, “l’Éthiopie criminalise Skype“, “l’Éthiopie verrouille Skype et d’autres services internet qui utilisent Tor“. Que cachent-ils en réalité ?

Présentée par la plupart comme une loi votée le 24 mai, elle n’est en fait qu’un projet encore à l’étude. Sans compter que la disposition qui fait bondir les journalistes, soit la pénalisation de l’utilisation de services de téléphonie ou de fax par internet, est déjà en vigueur depuis… 10 ans.

La charrue avant les boeufs

Le 7 juin, Reporters sans frontières (RSF) publie sur son site un article qui tire la sonnette d’alarme sur le renforcement du contrôle d’internet par l’État éthiopien. Dénonçant diverses entraves à la liberté d’information et d’expression, RSF met le doigt sur une législation éthiopienne qui aurait été votée il y a peu, indiquant que :

L’usage de la VoIP [Voice over internet protocol, NDLR], ou de tout matériel à cet usage vient juste d’être déclaré illégal par la nouvelle législation des services Télécom éthiopiens, qui a été ratifiée le 24 mai. Quiconque contrevient à ce règlement est passible d’une peine de 15 ans de prison.

Reporters sans Frontières ne précise pas que cette loi, intitulée “A proclamation on telecom fraud offences”, n’a pas encore été votée, et qu’elle est encore entre les mains des membres de la Chambre des Représentants qui décideront de son sort. Mais il est impossible de se référer au Journal Officiel éthiopien qui ne paraît qu’en papier, et qu’une bonne âme met ensuite en ligne. Interrogé par Owni sur l’état du projet, le gouvernement a refusé de s’exprimer. Nous l’avons donc récupéré en ligne pour un examen moins superficiel.

La majorité des médias qui ont repris cette information du 7 juin ont fait un raccourci en affirmant que l’usage de Skype pouvait conduire à 15 ans en prison. Cette sanction, qui est la plus importante prévue, ne s’applique pas à l’usage de la VoIP.

Une interdiction vieille de dix ans

L’alinéa 3 de l’article 10 stipule ainsi que “toute personne offrant un service de téléphonie ou de fax par internet commet une infraction passible d’une peine de prison de 3 à 8 ans et d’une amende dont le montant correspond à cinq fois les bénéfices que cette personne a pu tirer de la fourniture de son service durant sa période d’activité”.

Cette disposition s’adresse donc avant tout aux professionnels, et notamment aux propriétaires de cybercafés, principaux lieux de connexion en Éthiopie. Les usagers encourent une sanction plus légère décrite à l’alinéa suivant :

Toute personne qui bénéficie du service stipulé à l’alinéa précédent, de manière intentionnelle ou par négligence, commet une infraction passible de 3 mois à 2 ans d’emprisonnement et d’une amende comprise entre 2 500 Birr [111 euros, NDLR] et 20 000 Birr [891 euros, NDLR].

Passer un appel via Internet peut donc coûter cher, si tant est que la législation soit appliquée. Car la pénalisation de l’usage de la VoIP ne date pas d’hier. Depuis 2002, une loi régissant les télécommunications prévoit que « l’usage ou la fourniture de services de communications vocales ou fax par internet est interdit ».

Protectionnisme

Pourtant à Addis Abeba, la capitale, les cybercafés proposent tous ce service depuis de nombreuses années. Interviewé sur ce projet de loi, Misrak Belay, propriétaire d’un de ces lieux,  affirme ne pas l’interdire à ses clients :

Les gens utilisent ces technologies dans mon cybercafé. Je ne suis pas au courant de la nouvelle législation.

Les propriétaires et usagers de cybercafés sont donc dans l’illégalité sans le savoir. Le seul cas connu d’arrestation pour utilisation de VoIP est celui de Yidnek Hail, un Éthiopien de 31 ans qui aurait été arrêté en 2011 dans un cybercafé d’Addis Abeba pour avoir fait une démonstration de Skype à certains clients. Pour le gouvernement, qui détient Ethio-Telecom (géré par France Télécom), unique fournisseur de télécommunications en Éthiopie, les services de VoIP sont une concurrence dangereuse à éradiquer.

Cybercafé d'Ethiopie (2)

Pour Elizabeth Blunt, ancienne correspondante à Addis Abeba pour la BBC, l’État cherche à limiter les pertes :

Les cybercafés peuvent permettre aux gens de passer des coups de téléphone pour une somme dérisoire comparée au coût d’Ethiopia Telecom, le fournisseur public de télécommunications qui a le monopole et qui pratique des tarifs exorbitants.

Mais il n’existe aucune donnée publique qui permettent de se faire une idée de ces supposées pertes. Elizabeth Blunt voit cependant une autre raison à cette loi, beaucoup moins défendable cette fois :

On ne peut pas écouter et contrôler les communication Skype aussi facilement [que les conversations téléphoniques, NDLR].

Surveillance des citoyens

Ce que reconnait l’Information Network Security Agency (INSA), chargé d’assurer la sécurité du réseau,  qui a écrit le texte, dans le préambule :

La fraude dans les télécommunications est une sérieuse menace à la sécurité nationale, au-delà des pertes économiques qu’elle engendre.

Avec cette nouvelle loi, l’État éthiopien se donne encore plus de pouvoirs pour surveiller et museler les dissidents. Un article déclare que “toute personne qui détient ou utilise du matériel de communication sans avoir obtenu au préalable une autorisation du Ministère de l’information et des télécommunications commet une infraction passible d’une peine de prison comprise entre un et quatre ans et d’une amende entre 10 000 Birr [448 euros, NDLR] et 40 000 Birr [1795 euros, NDLR].”

Cybercafe d'Ethiopie (3)

Cette disposition ouvre un boulevard aux autorités qui voudraient poursuivre des citoyens qui sortiraient du rang. Dans ce texte, le “matériel de télécommunication” désigne “tout système utilisé ou pouvant être utilisé pour des services de télécommunication, accessoires et logiciels inclus”. Ainsi, détenir une page Facebook, un site web ou un blog pourrait être punissable de quatre ans de prison. Une restriction de la liberté d’expression à laquelle l’Éthiopie est plutôt habituée.

L’Éthiopie, qui n’apparait pourtant pas  dans le classement des ennemis de l’Internet de RSF, a emprisonné de nombreux journalistes dissidents, considérés comme “terroristes” pour avoir critiqué le gouvernement.

Avec cette nouvelle loi, les journalistes n’auront plus l’apanage du titre de “terroristes” puisqu’un article pénalise tout “usage d’un réseau ou appareil de télécommunication pour diffuser un message obscène ou visant à semer la terreur “.

Ces messages “obscènes ou “visant à semer la terreur ” pourront notamment être jugés au regard de la loi “anti-terroriste” promulguée en 2009 et ardemment décriée depuis. Cette loi indique que toute personne qui encourage ou apporte un soutien moral à des groupes ou des causes terroristes (dont le parti politique d’opposition Ginbot 7 fait partie) encourt une peine de 20 ans de prison. Le blogueur Endalk donne un exemple concret du résultat choc de la combinaison de ces deux lois :

Poster un simple statut pour soutenir un journaliste en exil ou un dissident politique peut vous envoyer derrière les barreaux pour cinq à huit ans.

Une hérésie au regard de la Constitution éthiopienne qui précise que “l’inviolabilité des lettres, messages et communications échangés par téléphone ou par tout moyen de télécommunication ou appareil électronique est garantie à toute personne”. RSF craint ainsi que cette loi et l’usage récent de DPI menacent encore davantage la liberté d’information et la liberté d’expression.

Cette situation a été très peu relayée par les médias nationaux. Par peur de tomber sous le joug de la censure de l’État ou tout simplement parce que cette loi ne touche qu’un faible nombre d’Éthiopiens ?  Seul 0,75% de la population utilise aujourd’hui Internet, faisant ainsi de l’Éthiopie le second pays d’Afrique avec le plus faible taux de pénétration d’Internet, juste derrière la Sierra Leone.


Cybercafes d’Ethiopie par Travel Aficionado [CC-bysa] et Charles Fred [CC-byncsa] via leurs galeries Flickr

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