OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Misfits : « las béton ». Un autre regard sur les périphéries urbaines http://owni.fr/2011/07/10/misfits-%c2%ab-las-beton-%c2%bb-un-autre-regard-sur-les-peripheries-urbaines/ http://owni.fr/2011/07/10/misfits-%c2%ab-las-beton-%c2%bb-un-autre-regard-sur-les-peripheries-urbaines/#comments Sun, 10 Jul 2011 10:31:33 +0000 Philippe Gargov http://owni.fr/?p=72926 Il est frappant de constater le très faible nombre de super-héros officiant hors des villes denses [en]. Les justiciers masqués sont les « saints patrons des villes » ; il existe même un super-héros dont le pouvoir est justement « d’entendre » [en] la ville. Mais qui reste-t-il pour protéger les banlieues – qu’elles soient pavillonnaires ou bétonnées ?

Ce déficit est relativement logique : la culture « super-héros » s’est construite sous le règne de la banlieue pavillonnaire, symbole du rêve américain et qui ne peut donc qu’être tranquille et apaisée ; inversement, la ville dense est perçue comme violente et dépravée, un terrain de jeu idéal pour les super-héros (voir aussi ici). Entre les deux, la ville moyenne étalée est quant à elle quasiment absente du sujet. Mais l’évolution du contexte urbain aux USA tend à faire bouger les lignes.

Le phénomène reste malgré tout très limité dans la culture américaine. J’en discutais avec @jordanricker et @Splashmacadam_, qui m’aidaient à faire un rapide benchmark des héros « périurbains » dans la pop-culture mainstream. À part quelques grosses séries telles que Smallville [rural], No Ordinary Family [suburbia], quelques rares one-shots où les héros s’exilent en banlieue le temps d’un comic-book (exemple, [en] ) ou encore Buffy contre les vampires dans une moindre mesure [ville moyenne], force est de constater qu’il n’y a pas grand chose à se mettre sous la dent [mais on en oublie sûrement, aidez-nous à compléter la liste !]

Mais aux côtés de ces quelques exemples populaires, d’autres œuvres plus décalées ont fait le pari de mettre en avant des super-héros issus des périphéries. On remarquera que cette évolution est notamment portée par la réappropriation de la culture « super-héros » hors des frontières nord-américaines, notamment sur le vieux continent.

En France, on a par exemple Shangoo, « éducateur de banlieue qui se découvre le super-pouvoir de balancer des décharges électriques [...] et se fait, tel un Daredevil, le protecteur de son quartier » ; mais aussi et surtout Bilal Asselah aka Nightrunner, créé par un scénariste britannique : représentant en France de la Batman Inc. [en], adepte du parkouret originaire de Clichy-sous-Bois (image ci-dessus).

On retrouve logiquement un autre regard porté sur la banlieue, plus proche de la culture urbaine européenne (ou du moins de l’idée qu’on s’en fait) : suburbia pavillonnaire outre-atlantique VS cités de béton chez nous.

Dans cette veine, citons enfin les cinq délinquants de Misfits, excellentissime série britannique qui sera à l’honneur dans ce billet :

« Nathan, Simon, Curtis, Kelly et Alisha sont cinq adolescents ayant été condamnés, pour des raisons diverses, à des travaux d’intérêt général. Alors qu’ils effectuent leur premier jour, un violent orage éclate. Les personnages sont alors frappés par la foudre. Très vite, ils vont se rendre compte qu’ils détiennent désormais des super-pouvoirs… »

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Comme vous pouvez le constater, Misfits s’inscrit dans un décor périurbain que l’on pourrait résumer en trois mots : béton, béton, béton. Le générique est d’ailleurs relativement clair sur ce point.

Les images de la série ne trompent pas, en témoignent les quelques captures d’écran qui suivent. Attention, bonheur des yeux. Admirez notamment la qualité des plans, qui contribuent à donner au décor cette ambiance si particulière… et si oppressante.

Situé quinze kilomètres à l’Est du cœur Londres, le quartier de Thamesmead [en] sert de décor quasi-exclusif aux quinze épisodes de la série. PS : on y a aussi tourné quelques scènes d’Orange Mécanique [en].

Il n’existe qu’une poignée d’autres décors : bars et boîtes de nuit [espaces clos], un parking [couvert], une déchetterie, un palace qui deviendra leur tombeau… renforçant le caractère oppressant du béton. Je n’ai d’ailleurs retrouvé qu’un seul plan où Londres était clairement visible. Inutile de mentionner que le centre-ville ne sera pas une seule fois approché.

Malgré la relative ouverture des paysages, le décor prend donc des airs de prison à ciel ouvert que les héros ne quitteront jamais vraiment.

Mais, plus encore que ce béton omniprésent, c’est surtout l’absence de vie parmi les décors qui donne à la série cette ambiance oppressante. Lorsqu’ils parcourent la ville, les héros sont quasiment toujours seuls ou entre eux.

Les quelques rares rencontres venant ‘égayer’ l’atmosphère ne sont guère réjouissantes : superviseurs assoiffés de sang, dévots possédés, prêtres obsédés, etc.

Mais attention : il ne faudrait pas croire que Misfits porte sur la banlieue un regard cliché se résumant à l’équation « cité + béton + délinquant = tristesse urbaine ». Bien au contraire, la réalisation porte un soin tout particulier à mettre en en valeur ces décors de grisaille grâce à une photographie stupéfiante usant avec intelligence de filtres sépias.

On retrouve aussi, plus rarement, un procédé de tilt-shift [en] donnant aux bâtiments un aspect irréel, proche des décors de trains électriques (voire aussi ). Loin des clichés habituels sur la banlieue, Misfits propose donc au contraire une vision équilibrée et réaliste des périphéries : sachant sublimer ces espaces sans pour autant nier leur pauvreté urbanistique.

J’en ai peu parlé ici, mais les personnages jouent évidemment un rôle fondamental dans la construction de cet imaginaire de la banlieue, loin des stéréotypes habituels. Ceux-ci n’ont rien des délinquants traditionnels (dealers, petites frappes, etc.) : ce ne sont que de simples jeunes arrêtés pour des conneries de jeunesse (alcool au volant, drogue en boîte de nuit, insolence…). Leurs centres d’intérêts sont ceux de leur âge : baiser et/ou se bourrer la gueule en soirée. Accessoirement, ce sont de vrais petits cons ; c’est d’ailleurs ce qui rend la série si plaisante…

On retrouve ici l’équilibre de la série : positive sans misérabilisme, réaliste sans dénigrement. Cela se traduit aussi dans la nature de leur super-héroïsme : contrairement aux justiciers traditionnels, les cinq délinquants n’ont aucune envie de devenir des héros, et finissent toujours par partir au combat malgré eux. Avec d’ailleurs une certaine idée du « combat » à mener…

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Qu’en conclure ? À la différence d’autres films ou séries prenant la banlieue pour décor, Misfits se garde bien de tomber dans les clichés du genre (contrairement, d’ailleurs, aux exemples de super-héros cités plus haut). Les décors jouent un rôle essentiel dans la création de cette atmosphère si particulière, entre ennui passif et contemplation active.

Une véritable bouffée d’air frais, qui certes pose un constat amer et sans complaisance sur son environnement urbain, mais qui dans le même temps souligne un certain attachement au territoire si souvient nié par les politiques urbaines (cf. programmes de rénovations/démolitions réalisés sans concertation avec les habitants du quartier). On retrouve d’ailleurs cette dualité dans de nombreux discours issus des périphéries (notamment dans le hip-hop, avec par exemple cette déclaration de Doc Gynéco : « À chacun sa banlieue, la mienne je l’aime / Et elle s’appelle le 18ème »).

Le fait que le décor serve aux aventures de « super-héros » ne fait que renforcer cette prise de distance de la série vis-à-vis des codes traditionnels du genre. Plutôt qu’à des stéréotypes [de la banlieue/des jeunes de banlieues/des super-héros de banlieue], on a ici affaire à des « prototypes » : des héros protéiformes, à l’image du décor qui les accueille :

« Le prototype est le produit d’un recyclage et d’un métissage, et à la différence du stéréotype il est propice à toutes les expérimentations et n’est pas un réceptacle fermé et prédéfini. »

Cette série peut-elle changer la manière dont nous percevons la banlieue ? Ce serait évidemment lui donner beaucoup plus d’ambition qu’elle n’en réclame. Mais elle contribue au moins à diffuser un autre imaginaire, celui d’une banlieue que l’on peut apprécier – et apprendre à apprécier, sans qu’il soit pour autant nécessaire de cacher ses cicatrices sous une couche de peinture colorée.

Sans être révolutionnaire, ce discours a le mérite de la fraîcheur, et gagnerait à être plus largement partagé. Ajoutez à ça la beauté hypnotique des décors et un portrait jouissif de la jeunesse britannique, et vous comprendrez que Misfits est une série à ne pas rater, malgré quelques défauts (notamment dans le traitement des ennemis, qui sont eux relativement clichés). En espérant vous avoir convaincu !

Pour aller plus loin : venez apprécier les BONUS de ce premier billet… On se retrouve dans quelques semaines pour un décryptage de Friday Night Lights. Bon visionnage !

Billet initialement publié sur [pop-up] urbain, dans le cadre de la série DÉCORS :

« Première série officielle de pop-up urbain, DÉCORS sera consacrée aux paysages urbains dans les séries, un pilier de la culture pop & geek (et une de mes grandes passions) que j’avais paradoxalement assez peu abordé sur ce blog. Une fois n’est pas coutume, les billets seront donc autant visuels qu’analytiques. Objectif : décrypter les formes urbaines qui composent ces séries pour mieux comprendre notre environnement contemporain.
Le prochain épisode sera consacré à la bourgade texane de Dillon dans Friday Night Lights [vidéo].»

À lire aussi le bonus à cet article

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