La censure de type “industriel” d’Internet qu’a pratiqué le ministère tunisien de l’Intérieur pendant dix ans, et que l’on découvre aujourd’hui, n’avait rien à envier à la censure chinoise ou iranienne. Comme son état ultra policier, et les privations de libertés civiques en Tunisie, la cyber-censure a été ignorée de l’Occident et ses cyber-dissidents n’ont quasiment jamais été écoutés ou soutenus. Depuis 2005, ils étaient une poignée, et ont inventé à eux seuls ce que l’on appelle aujourd’hui le cyber-activisme à travers leur lutte en ligne contre “Ammar”, le sobriquet tunisien de la cyber-censure.
Ammar n’existe pas, mais Ammar travaille bien pour le ministère de l’Intérieur, ou bien l’ATI (Agence Tunisienne de l’Internet). Ammar est le chauffeur de la “404 bâchée”. La “404 bâchée” est non seulement une camionnette vintage mythique en Afrique du Nord, c’est aussi une jolie image pour parler à mots couverts d’un site censuré en Tunisie. Une erreur 404, en jargon d’informaticien, est le message d’erreur qu’envoie un serveur informatique pour signifier qu’une page Internet n’existe pas. Cette page web existe, bien sûr. Mais un logiciel de filtrage du web, ou une manipulation policière, empêche tout ordinateur d’y accéder à l’échelle d’un pays. Ce message d’erreur 404 apparaissait si régulièrement sur les écrans d’ordinateurs tunisiens qu’il a inspiré une multitude de graphismes, logos, badges, bannières de blogs, pour protester contre la censure des blogs tunisiens, des sites et blogs étrangers, puis, depuis 2008, des réseaux sociaux, des sites de partages de photos et de vidéos (YouTube, Flickr, Vimeo, etc).
L’Agence Tunisienne d’Internet (ATI) a été fondée dès 1996 et contrôlait toutes les politiques et les fournisseurs d’accès à Internet tunisiens. Encore une contradiction : la Tunisie a très tôt promu et démocratisé les TIC (Technologies de l’Information et de la Communication) et est vite devenu une vitrine rutilante de nouvelles technologies, de sous-traitance informatique et de taux record de jeunes ingénieurs informatique, au point de décrocher l’honneur d’organiser à Tunis en 2005 le Sommet Mondial sur la Société de l’Information. Des dissidents et des organisations de défense des droits de l’homme avaient protesté, sans échos. Matrix ne pouvait pas se jouer en Tunisie, impossible.
L’ATI aurait dès l’année 2000 mis en place ou imposé aux FAI le naturellement très secret système de surveillance automatisée et de censure des contenus en ligne et des internautes, que ce soit à leur domicile, sur les ordinateurs d’accès public, ou dans les publitels (cyber-cafés), où il est obligatoire de présenter ses papiers d’identité avant de se connecter. Il se trouve que l’ATI a toujours été dirigée par des femmes, trois exactement : Khédija Ghariani, Faryel Beji, Lamia Chafaï Sghaïer. Quelques minutes de travail sur Photoshop, et les Tunisiens leur avaient trouvé un surnom : les Ben Ali’s Angels.
Une censure d’Internet de cette envergure n’est pas seulement affaire de policiers bien formés et zélés. Il est plus que probable que la Tunisie a fait l’acquisition de logiciels de “filtrage” de l’intégralité de son web, et qu’elle a été l’une des premières clientes de Smartfilter, l’outil de référence des régimes qui censurent leur Net, aux côtés de Blue Coat et de WebSense. Créé par la société américaine Secure Computing, rachetée depuis par le grand de la sécurité McAfee, Smartfilter permet à ses “grands comptes” de bloquer des catégories entières de sites de façon automatique et de “modeler” son web national en fonction de sa politique depuis les fournisseurs d’accès. Ce qui a poussé les internautes tunisiens à très vite s’initier à leur tour aux logiciels de contournement de la censure, tels que TOR, ou les VPN (Virtual Private Network), pour consulter ce qu’ils voulaient, anonymement. L’Open Net Initiative, un réseau de chercheurs sur la cyber-censure de trois universités (Harvard, Toronto, Ottawa) , a publié en 2008 un diagnostic de l’Internet tunisien après des tests conduits sur place ou à distance. Helmi Homan, le chercheur spécialiste de la zone Afrique du Nord Moyen-Orient, a renouvelé ces tests durant la première semaine de janvier 2011. Ses conclusions identiques à celles de 2008 ne surprendront pas. Le web tunisien était totalement censuré par des logiciels automatiques de filtrage.
Le cyber-humour tunisien ne peut pas adoucir les ravages qu’a produit cette souricière à deux temps, où la police prend le relai de la cyber-police pour appliquer une législation redoutable. La Tunisie a fait sa première cyber-victime dès 2000. Zouhair Yahyaoui, webmaster du site Tunezine, a été arrêté dans un cyber-café de Tunis, pour “propagation de fausses informations”, c’est-à-dire la publication sur son site du sondage suivant : “La Tunisie est-elle une république, un royaume, un zoo, une prison ?” Condamné à deux ans de prison, torturé, il est décédé peu après sa libération d’un infarctus, à 35 ans.
Parmi des affaires plus récentes, deux parmi d’autres : le 14 mai 2009, la 5ème chambre du Tribunal de première instance de Tunis a condamné une étudiante en technologies de l’information et de la communication de 22 ans, Mariam Zouaghi, à six ans de prison pour avoir consulté des sites Web interdits, mis en ligne des articles sur de supposés “forums extrémistes” et recueilli des fonds pour soutenir la population de la bande de Gaza. Le 4 juillet 2009, la 8e chambre du tribunal de première instance de Tunis a condamné une professeur d’université à la retraite, Khedija Arfaoui, à huit mois de prison pour diffusion sur Facebook de “rumeurs susceptibles de troubler l’ordre public”.
Tout journaliste ou internaute “non autorisé” risquait en Tunisie une palette de représailles débutant par de simples “intimidations”, comme celle-ci, filmée avec un téléphone portable le 27 janvier 2009. Des policiers en civil encerclent les bureaux d’une radio par satellite de Tunis, Kalima, et arrêtent un de ses journalistes, Dhafer Ottey.
Cliquer ici pour voir la vidéo.
Pour lutter contre le silence et l’incrédulité, outre de “classiques” vidéos d’opposants laissées sur YouTube, comme la vidéo du pointage des déplacements de l’avion présidentiel tunisien, les cyber-activistes tunisiens ont innové avec de nouvelles formes d’information et de mobilisation en ligne. Sami Ben Gharbia, réfugié politique tunisien et créateur du site Global Voices Advocacy pour la liberté d’expression en ligne, a créé dès 2005 une carte Google des prisons tunisiennes, enrichies de vidéos et animations flash, lançant ainsi le “Maptivism” (activisme par les cartes) avant que le mot n’existe. En cliquant sur chaque marqueur, il est possible d’accéder à des lettres des familles des prisonniers, des articles de presse, des vidéos.Voici par exemple l’animation flash créée pour la prison de Zarzis. Plusieurs fois piratées sur différents blogs et sites, cette carte est aujourd’hui hébergée sur le portail dissident tunisien Nawaat.org.
Le même groupe de dissidents a aussi lancé le cyber-siège du palais présidentiel de Tunisie sur Google Earth. En insérant des vidéos et des témoignages sur les lieux clés du pouvoir tunisien sur Google Earth , ils donnaient ainsi aux internautes du monde entier qui survolaient par hasard ces lieux des informations inattendues : vidéos de témoignages, appels à la libération des prisonniers politiques, et tout document impossible à consulter depuis la Tunisie ou ignoré ailleurs. Pour ceux qui n’ont pas accès à Google Earth, voici une vidéo de démonstration.
Lors du dernier Réveillon, alors que la Tunisie ne faisait pas encore les gros titres, un groupe inattendu de soutien est arrivé à la rescousse des manifestants tunisiens : Anonymous, la “légion” de hackers qui avait peu de temps auparavant piraté le site de Amazon, de Paypal, de Mastercard, en représailles des représailles contre les sites Wikileaks. Les sites phares du gouvernement tunisien n’y ont pas plus résisté.
Il est utile de préciser que le gouvernement tunisien a fait le premier dans le piratage – ou si ce n’est lui, ses intérimaires loués à la tâche, souvent doté d’adresses IP très exotiques (Turquie, Asie centrale). Sinon, pourquoi aurait-on pu compter des dizaines de blogs d’opposants tunisiens hackés et détruits de façon très ciblée au cours des cinq dernières années, que ce soit en Tunisie même ou à l’étranger, et quel pirate aurait pu tant en vouloir personnellement à des dissidents isolés ? Voici par exemple le graphique laissé sur le blog détruit de “Citizen Zouari” , l’ancien détenu politique Abdallah Zouari, en 2009. Abdallah Zouari, assigné à résidence à 500 km de son domicile, s’est vu signifier à la même époque l’interdiction de se connecter à Internet ou même d’entrer dans les cyber-cafés locaux.
Toujours très pointu, “Ammar” a également fait dans l’intrusion criminelle : les opposants tunisiens à l’étranger se sont régulièrement, depuis 2008, trouvés aux prises avec un “hameçonnage” (vol) de leurs identifiants et mots de passe conduit de façon extrêmement ciblée, et qui se sont reproduits à grande échelle durant les premières semaines de la contestation en Tunisie. Le blogueur Tunisien Slim Amamou, arrêté à Tunis le 6 janvier dernier, puis libéré le 12, avait fait en juin 2010 une analyse de ces intrusions. Auparavant, le même groupe de blogueurs réunis autour du portail Nawaat.org avaient aussi découvert que le texte de leurs mails reçus dans leur compte privé pouvait être vraiment très différent selon que le destinataire se trouve en Tunisie, ou à l’étranger. Ci-dessous, une lettre d’information diffusée par e-mail de Tunis News vue de l’étranger…
Ci-dessous, le contenu du même mail, depuis le compte d’un abonné en Tunisie. Un faux spam…(Source : blog de Sami Ben Garbia)
Facebook et Twitter ont fourni aux internautes tunisiens le refuge qu’ils attendaient pour s’informer et s’exprimer. Deux plateformes difficiles à bloquer pour Ammar, que ce soit techniquement, ou politiquement, quand plus de un million de Tunisiens sont utilisateurs, sauf à vouloir empirer la contestation. Ces plateformes sont au cœur de la “révolution du jasmin” depuis décembre 2010, et la photo du profil est devenu le lieu d’exposition des slogans et étapes de la contestation, de la répression, et d’une révolution.
Aujourd’hui, parmi les vidéos “explicites” d’un véritable carnage, vues sur YouTube ou Facebook, sauvegardées comme témoignages sur des sites miroirs pour les enquêtes qui devront être menées , il y a aussi celle-ci, où les manifestants tunisiens chorégraphient le mot liberté en arabe, et cette fois-ci, dans la vie réelle :
Cliquer ici pour voir la vidéo.
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Image de une Nawaat
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Retrouvez notre dossier sur la Tunisie et celui de Global Voices
]]>Baptisé “Kremlyandex”, ce projet intrigue : quelles sont les motivations du gouvernement, alors que la concurrence est déjà bien étoffée ?
[Les liens sont en russe sauf mention contraire] Le gouvernement russe va développer un moteur de recherche. Le journal RBC-Daily qui a publié cette sensationnelle nouvelle à la une a déjà baptisé le futur moteur de recherche “Kremlyandex” et a annoncé qu’il pourrait être disponible en ligne d’ici un an. L’inspiration pour ce nom est le populaire moteur russe Yandex.ru et le mot Kremlin. Jusqu’à présent, les principaux concurrents de Yandex sont Google, Rambler et Mail.ru. Selon Liveinternet.ru, Yandex domine le marché de la recherche en ligne en Russie avec 63,5% d’utilisation. Environ 21 % des Russes utilisent Google, tandis que Rambler et Mail.ru sont au coude à coude aux troisième et quatrième places.
Il ne semble pas que les internautes russes manquent d’options pour chercher des informations en ligne. D’après RBC-Daily, l’idée de développer un moteur de recherche russe, alors que le Net en langue russe est déjà bien équipé en matière de solutions de recherche, vient de Vladislav Surkov, le vice-chef de l’administration présidentielle, qui est considéré comme l’idéologue du Kremlin. Le journal ne donne que quelques explications sur les motivations de ce projet.
Premièrement, le gouvernement russe veut avoir un moteur de recherche qui n’appartienne pas à une société étrangère (Yandex appartient à la société Yandex N.V. basée aux Pays-Bas). Deuxièmement, le nouveau système répondra aux besoins du gouvernement. Il donnera accès à de l’information sécurisée, tandis que le contenu interdit sera bloqué. D’après les sources de RBC, dans les deux cas, la motivation est de nature politique puisque “le gouvernement aura un moteur de recherche relativement sécurisé avec des opérateurs qui lui seront loyaux.”
RBC précise que le projet a un budget de 100 millions de dollars et est développé par le Ministère de la Communication russe en coopération avec des sociétés de télécommunications privées basées en Russie. Une autre source rapporte que le Kremlin avait envisagé d’acquérir un des moteurs existants mais a finalement décidé de développer le sien.
La publication de la nouvelle a soulevé une large discussion parmi les experts et les blogueurs. La plupart d’entre eux demandent pourquoi le web russe aurait besoin d’un moteur de recherche gouvernemental. Il est évident qu’un tel moteur pourrait être un outil de censure, en mettant en avant des contenus pro-gouvernement tout en réduisant la visibilité des sites de l’opposition. Malgré tout, les experts soutiennent que le principal défi n’est pas de développer un moteur de recherche mais plutôt de le rendre populaire alors que les internautes russes peuvent déjà choisir entre Yandex, Google et Rambler.
Alexander Amzin, expert Internet de Lenta.Ru, écrit :
Представьте себе, что железнодорожная сеть России была бы создана частными компаниями. Имело бы смысл государству строить свою, дублирующую? Нет, это огромные затраты, гораздо проще добиться целей законодательным регулированием. <…>
По рельсам Яндекса, Рамблера и Гугла ежедневно “ездят” миллионы человек. Представим, что рядом прокладывают государственные пути с невнятной бизнес-моделью (реклама?) и целью существования. На продвижение этих вторых рельсов тратятся средства налогоплательщиков. Но, что характерно, госрельсами никто не пользуется, потому что частники пестовали свою железнодорожную сеть с десяток лет. Они про это понимают все. Государство тут чужое. Число успешных государственных интернет-проектов, мягко выражаясь, невелико.
“Convaincre des dizaines de millions de gens de tout abandonner et de passer à une plate-forme gouvernementale n’est pas plus facile que d’organiser une révolution”, conclut Amzin.
Les blogueurs de la plateforme Livejournal avancent deux mobiles principaux à cette décision : la censure politique ou le blanchissement d’argent. Vzav, par exemple, écrit :
Вот честно, не понимаю – нафига?
Зачем создавать то, что заведомо будет хуже уже существующих сервисов?
Идея тотального контроля? Так он есть.
Национальное самолюбие? Так оно не так достигается.
Деньги отмывают? Так ведь шито все белыми нитками…
Зачем тогда?/p>
dmadload, sur LiveJournal, évoque comment le moteur Kremlyandex pourrait devenir un moteur populaire :
Поскольку Гугл, Яндекс и Рамблер по-прежнему выводят неугодные единственно правильной политической партии результаты, они со временем (до марта 2012 года) будут выведены с легального положения. Как известно, России 2 народа: один пользуется интернетом, а второй ходит на выборы. Дабы первый не соблазнял второй голосовать против ЕР, нужно его лишить мест публичного сбора и обмена мнениями. Яндекс и другие политически вредные поисковики нужно закрыть. Таким образом множество неугодных сайтов падут в небытие.
Ещё можно обязать Яндекс (Рамблер не рассматриваю) использовать движок этого кадавра, а Гугль с Бингов забанить в Кремлёвском Государственном Брандмауэре (КГБ для краткости). И придёт щастье и советские газеты на каждый стол!
Tygro écrit sur LiveJournal :
…правда, думаю, всё как всегда, сведётся к банальному освоению средств и распилу казённых денег…
Un cadre du pôle Internet du groupe de Radio-Télévision gouvernemental (VGTKR), Askar Tuganbaev, a confié à Svobodnaya Pressa que le moteur de recherche russe, comme le système national d’infrastructures, devraient aider le gouvernement à réguler l’Internet. D’après Askar Tuganbaev, tous les employés du gouvernement, les universités et les écoles devront utiliser les solutions russes pour Internet. Si c’est le cas, le nouveau moteur deviendra la page d’accueil de tous les fonctionnaires et étudiants russes.
Victor Galenko, vice-directeur de la société Finam, partage ce point de vue. Dans un entretien avec Svobodnaya Pressa, il a déclaré :
Это может быть элементарным капризом Путина или Медведева, а 100 млн долларов в масштабах государства – деньги небольшие. Какую-то долю на внутреннем рынке они все равно займут, пусть 5-10%. <…> Например, обяжут все государственные организации пользоваться только этим поиском. <…> Я думаю, это будет не только поисковик, там будет привязана еще и почта, которую граждане РФ смогут сделать официальной, чтобы получать различные документы. Каждый россиянин может быть принудительно затянут туда. Это единственная идея, которая сможет продвинуть проект.
Il semble que la Russie se dirige vers l’idée d’un État qui créé non seulement des services d’administration électronique mais également des environnements entiers conçus par le gouvernement. Auquel cas, “Kremlayndex” serait un composant seulement du futur “Kremlinet” qui se développerait à l’intérieur du web russe, en utilisant ses soi-disant ressources administratives pour écarter ses concurrents du secteur privé.
Au fait, un anonyme avec de l’humour a été plus rapide que le Kremlin…Le nom de domaine Kremlyandex.ru est déjà enregistré. Quelqu’un y a construit une page web qui ressemble à la page d’accueil du moteur de recherche Yandex. Mais si vous tapez quoi que ce soit dans la barre de recherche, vous serez dirigé vers le site du parti au pouvoir, Edinaya Rossiya.
]]>Billet initialement publié sur Global Voices