Journaliste-entrepreneur et avocats, même concept: une firme?

Le 11 août 2010

Pour le web-journaliste américain Michael Rosenblum, les journalistes devraient prendre modèle sur les avocats et monter des cabinets au champ de compétence élargi. Une idée qui laisse dubitatifs ses confrères français interrogés.

Cet article est une traduction de la réaction de Michael Rosenblum sur le futur du journalisme entrepreneurial suivie des réactions de pigistes et de collectifs de pigistes français que nous avons recueillis.

Vous pouvez en obtenir un... si vous le voulez.

Hier nous avons répondu à Ken Kobre, qui demandait si, à l’avenir, un journaliste devrait être un entrepreneur. Ceci en réponse au nouveau livre d’Adam Westbrook. Ken, qui étant à San Francisco avec un décalage horaire de huit heures, nous a répondu qu’il était d’accord. Cependant :

Personnellement je ne pense pas que tout soit noir ou blanc. Il est vrai que l’image du journaliste le représentant comme un opprimé grisonnant a été idéalisée à l’extrême dans les livres et les films (cela va des Hommes du président, basé sur une histoire vraie (le Watergate, NDT) à Jeux de pouvoir, une fiction, cf image.) Mais la plupart des journalistes que nous connaissons ne cherchent pas délibérément la misère. Simplement, leur passion va au reportage et au storytelling – pas aux tableurs et aux projections. Peut-être que les diplômés des écoles de journalisme ne s’efforcent pas de gagner leur premier milliard avec autant de zèle que leur confrères de MBA, mais ils ne convoitent pas des jobs mal payés par amour du frisson bohémien qu’ils procurent.

Ken, qui enseigne à l’Université de San Francisco State, connait indubitablement ses élèves et ce qu’ils cherchent après, mais ce qu’il suggère pour réussir la synthèse du business et du journalisme est, selon moi, l’abnégation de notre prise de contrôle de notre destinée :

En fin de compte, je pense que la solution résidera dans la collaboration – la formation de partenariats et de collectifs constitués de professionnels dont les atouts individuels et les talents combinés et mis à profit dans l’intérêt du bien commun. Microcosmes de petites et modestes rédactions, sans le poids mort des couches de management intermédiaire… et des bureaux.

Je ne pense pas que le modèle ici soit celui des titulaires de MBA, qui, de ce que j’en sais, sont plus des techniciens à la recherche d’un travail. Le modèle plus proche et plus efficace serait celui des avocats.

Beaucoup de ceux qui ont atterri en école de journalisme auraient tout aussi bien pu étudier le droit. Beaucoup ont été écartelés entre les deux. Le droit a tendance à attirer le même type de personnalité, et dans un sens ce sont des métiers similaires : recherche, investigation, analyse et présentation.

Beaucoup de gens font du droit motivés par la même passion qui conduit au journalisme, le désir de faire le bien et de voir ce qui est juste s’accomplir.

Néanmoins, la différence entre les avocats et les journalistes, c’est la façon dont ils ont choisi d’organiser leur profession.

Les journalistes finissent par travailler comme salarié de quelqu’un d’autre, et sont donc toujours victimes des vicissitudes du marché et de l’évolution des technologies.

Les avocats (il est vrai aussi que certains deviennent salariés) ont tendance à monter entre eux des partenariats où ils rassemblent leurs compétences et leur business.

Une firme d’avocats loue ses talents à de nombreux clients. Une firme de journalistes (pour formuler une idée intéressante) ferait la même chose. Une association de journalistes nouerait de nombreux contrats avec divers magazines, journaux, stations de télévision et sites pour offrir du contenu, comme une firme d’avocat propose leur expertise . De cette façon, ils seraient préservés d’un désastre prévisible si un journal ou un magazine mettait la clé sous la porte.

Une firme de journalistes serait une association, et comme une bonne firme d’avocats combine les fusions-acquisitions qui rapportent avec le droit courant bon marché, une firme de journalistes combinerait le journalisme d’investigation qui ne paye pas bien avec les lucratives relations publiques. Ne sursautez pas. Beaucoup de nos diplômés font des relations publiques et peuvent faire fortune. Cela nécessite les mêmes compétences.

De même, la firme de journaliste devrait étendre son cercle d’activité et dominer le monde du management de l’information, ce qui est, après tout, ce que nous faisons vraiment.

Les meilleurs firmes de journalisme pourrait faire payer plein pot pour leurs efforts combinés (incluant des livres et les droits occasionnels sur des films).

Alors que le monde des médias se fractionne et que les journaux, les magazines et les réseaux de télévisions commencent à disparaître, les journalistes vont devoir se réorganiser s’ils veulent survivre.

Ils pourraient faire pire qu’imiter leurs amis qui étudient le droit.

Et s’ils le font bien, ils devraient être capable de se payer sans difficultés le beau bateau Hinckley ci-dessus. Peut-être que dans le futur, les journalistes dans les films porteront des costumes Prada, conduiront des Porsche et piloteront leur propre yacht. Il y a pire.

Un modèle  transposable en France ?

Les conseils de Michael Rosenblum trouvent-t-ils un écho en France ? Les pigistes et collectifs de pigistes interrogés se montrent plutôt circonspects.

Freelance, Sylvain Lapoix note déjà que “redistribuer les bénéfices afin de souder une coopération ne nécessite pas de se monter en cabinet : les coopératives ou certaines formes d’économie sociale et solidaire font ça très bien, comme les scops, en injectant une dose de démocratie interne au passage.” Se regrouper donc oui, mais pour exercer quelle activité ?

Le costume de travail du journaliste travaillant dans une firme ? Pas gagné...

Le jeune collectif Youpress, est une association loi 1901 regroupant huit freelances. La répartition des salaires est égale sur les projets communs. Sur l’avantage de se regrouper, ils sont d’accord : “Nous misons sur une marque pour vendre nos piges, nous nous positionnons sur un marché de l’information. Nous sommes une équipe rédactionnelle, ce qui favorise la relation avec nos clients. Comme nous sommes plusieurs, cela les rassure, la continuité est assurée. Le collectif facilite aussi l’organisation logistique.” Il déplore aussi le manque de culture entrepreneurial en France : “C’est une réalité de fait, or en école de journalisme, on n’a pas conscience de cet aspect.” Il note aussi la difficulté de travailler ensemble, la réputation d”individualiste” des journalistes n’est pas galvaudé à les en croire : “C’est un apprentissage au quotidien, ce n’est pas simple tous les jours.”

Le collectif breton Objectif Plume fonctionne un peu différemment de ses confrères puisqu’au départ, les pigistes travaillaient chacun de leur côté. Il leur arrive maintenant de collaborer sur des projets. Sur le principe du regroupement, Carole André approuve : “Une agence, oui, je voulais d’ailleurs faire ça au départ, une agence de presse avec des journalistes spécialisés dans des domaines, capables de répondre à toutes les demandes.” Et l’image du journaliste crève-la-faim ne fait pas non plus partie de son panthéon : “La galère n’est pas nécessaire pour être un bon journaliste. Mais il y a un juste milieu, on ne fait pas ce métier pour rouler en Porsche.”

Là où les personnes interrogées divergent franchement d’avec Michael Rosemblum. D’abord pour des raisons pragmatiques : en France pour garder sa carte de presse, il faut que 50% des revenus soient tirés de l’activité journalistique. Le mélange des genres a ses limites. Ou alors il faut des profils dédiés “comm” et “journalisme”. Et encore, ce ne serait pas une solution forcément optimale : “Il faut choisir son camp car cela peut s’avérer dangereux de mélanger les genres : on peut croiser des gens dans un autre contexte” note Youpress. “Pour finir les fins de mois, pourquoi pas…” indique Carole.

De même, Sylvain Lapoix n’est pas contre la diversification mais en restant dans le champ du journalisme : “Quitte à se diversifier, autant réaliser des conférences, des formations, des livres… et profiter des économies d’échelle plutôt que de tout foutre en l’air en cédant au premier cabinet de marketing venu !” Ce qui le gêne plus, c’est le “dévoiement” d’une telle solution : “Si on fait de la synergie, c’est pour optimiser la qualité générale de l’info, pas pour se brader collectivement pour faire de la comm’. L’avantage d’un groupe de journaliste qui se fabrique une marque collective, c’est justement de pouvoir revendiquer une certaine indépendance et s’assurer une sécurité financière et légale.”

Image par Elliot Lepers

Outre le ton “très donneur de leçon”, Tatiana Kalouguine, pigiste, membre du collectif « Les Incorrigibles » ne croit pas qu’il faille « faire la synthèse du business et du journalisme ». Elle juge que la proposition de Michael Rosenblum n’est pas très crédible dans le contexte actuel : “Comment être pris au sérieux en racontant à des journalistes en voie de paupérisation qu’il existe un moyen pour eux de devenir riche au point de s’acheter un yacht, de rouler en Porsche et de s’habiller en Prada comme les plus grands avocats d’affaires ?” C’est “très macho”, note au passage Carole.

Sur le fonctionnement même du cabinet, elle doute de son efficacité : “Des journalistes associés placeraient un capital dans l’affaire et se répartiraient ensuite le bénéfice de leur business en fonction de leur apport initial. Mais alors, celui qui a misé le plus devra-t-il aussi plus travailler, puisqu’il gagnera plus que les autres ? Et si, dans cette association, certains font de l’investigation et d’autres des RP, cela voudra dire que les premiers dépenseront le pognon que les seconds auront gagné. Pas sûr que ce soit terrible pour l’ambiance de travail. Certes, un tel système a le mérite de pousser tout le monde à carburer à fond pour faire rentrer des sous. Mais comment engranger quand la pige plafonne entre 60 et 120 euros le feuillet ? Qu’une enquête peut mettre des semaines, voire des mois, à être réalisée et donc payée? Un avocat est payé au temps passé, un journaliste au travail effectué. Difficile synthèse.” Quant au choix du mixage des activités, “si l’objectif principal des associés journaleux est le lucre, leur choix sera vite fait.
Si la solution pour sauver le journalisme est de nous faire créer des boîte de RP avec l’enseigne « firme journalistique », il faudrait juste lui dire d’être plus clair, et d’appeler un chat un chat.

Avec des discours comme ‘Il faut trouver un moyen pour gagner du pognon avec la presse’, on en arrive vite à : ‘L’info ne paie pas, donc quel intérêt d’en faire ?’”

Carole André insiste aussi sur la nécessité de ne pas se brader, sinon, c’est “accepter que son travail ne vaut rien.” Un écueil auquel les journalistes américains échapperaient selon elle : “Cela ne leur viendrait pas à l’idée de travailler gratuitement.”Et les jeunes forçats français ne seraient pas au courant ?…

Billet initialement publié sur le blog de RosemblumTV

Image CC Flickr Vaguely Artistic

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