Plaidoyer pour une diversité culturelle et un cinéma numérique durables

Le 12 janvier 2011

L'équipement des salles de cinéma en numérique est un enjeu financier et culturel majeur pour les réseaux de salles indépendantes. Et si la solution était du côté du modèle économique open source ? Les salles Utopia ouvrent le débat.

L’association de salles de cinéma indépendantes ISF a publié sur le blog des salles Utopia (qui en font partie) cette tribune sur les enjeux économiques et culturels de l’équipement des salles indépendantes en technologie numérique. Un sujet qui sera l’une des actualités majeures en 2011 pour le monde de l’exploitation et de la distribution cinématographique. Nous publions ici leur point de vue.

L’exploitation cinématographique est à l’aube de changements technologiquespropres à bouleverser l’équilibre de la profession, mettant en péril un nombre important de salles du parc français, et par là même la diversité culturelle. Le CNC a travaillé dur à élaborer un mécanisme de fonds de mutualisation (voir document en annexe) qui aurait permis de préserver l’existence de ces salles en les aidant dans la transition vers la projection numérique. Mais ce mécanisme n’a pas été approuvé, contre toute attente de la profession, parl’Autorité de la Concurrence, alors qu’au même moment, le dernier grand groupe à ne pas s’être encore équipé annonçait la numérisation de ses 800 écrans, accélérant le basculement de l’exploitation vers cette nouvelle technologie.
C’est un coup dur pour la profession, mais le communiqué de l’Autorité de la Concurrence ne manque paradoxalement pas d’intérêt et nous devrions saisir cette opportunité pour approfondir notre réflexion sur les implications de cette mutation, et dépasser une déception légitime. C’est dans cet esprit que les salles ISF1 tiennent à proposer quelques pistes de réflexion.

Ainsi l’Autorité de la Concurrence reconnaît que, “le projet du CNC correspond à un objectif d’intérêt général, auquel le marché du financement du cinéma numérique par les tiers investisseurs2 ne semble pas pouvoir répondre de façon satisfaisante”

Pour quelles raisons ?

D’une part parce que le financement par les tiers investisseurs repose en grande partie sur les VPF3 des majors et risque de favoriser la programmation du cinéma américain au détriment de la diversité culturelle, tout en accélérant la rotation des films (plus on a de films en première semaine plus on touche de VPF ).

D’autre part parce que l’émergence de ces nouveaux acteurs que sont les tiers investisseurs est propre à bouleverser l’équilibre de la profession, leur position comportant des risques concernant l’influence qu’ils pourraient exercer sur la programmation des salles qui se sont battues pour maintenir leur indépendance de programmation comme financière. Il ne faut pas être grand clerc pour deviner qu’une fois entrés sur le marché, ils ne souhaiteront pas en sortir… Quelles stratégies pourront-ils adopter une fois la transition technologique effectuée, si ce n’est la mise à profit de leur capacité à négocier avec un grand nombre de salles ? Une telle concentration induit inévitablement une nuisance à l’encontre de la diversité culturelle.

Enfin il ne reste, comme alternative aux tiers investisseurs, que les subventions publiques. Or, cela a toujours été la position d’ISF : trop dépendre de subventions peut mettre en péril le dynamisme et l’indépendance de programmation des salles…

Les salles indépendantes des collectivités locales, en l’occurrence des salles comme les nôtres classées Art et Essai Recherche, n’auront ainsi d’autre recours que de s’équiper sur leurs fonds propres.

Au regard du travail que nous effectuons, on pourra considérer que nos salles (1% du marché total de l’exploitation), qui sont parmi les meilleurs défenseurs de la « diversité cinématographique », seront les dindons de la farce numérique, coincées entre les VPF des circuits et le bon ou le mal vouloir des élus.

Le 16 juin dernier, était votée dans l’hémicycle une proposition de loi relative à l’équipement numérique des salles de cinéma. Publiée en septembre, cette loi entérine les mécanismes des VPF, ne faisant que les encadrer mais n’en corrigeant pas les effets pervers. En particulier, ces VPF ne sont dus que si la salle programme le film durant les deux premières semaines suivant la sortie nationale, ce qui favorise le cinéma le plus commercial dont l’essentiel des entrées se fait sur une période courte, car cela n’encourage pas les salles à programmer des films sur une plus grande durée ou à les reprendre plus tard, ce qui favoriserait pourtant la diversité en permettant au bouche à oreille de fonctionner pour des films qui n’ont pas les moyens des campagnes de promotion mises en Å“uvre pour les blockbusters. On voit beaucoup en ce début d’année des articles se félicitant de la hausse des entrées en salle, mais faut-il rappeler que la part de marché du cinéma américain est passé depuis janvier 2010 à 60%, pour 34% à notre cinéma national et 6% pour le reste du monde.
Pour les salles ne bénéficiant pas de ces VPF car ayant peu de sorties nationales, l’État a prévu une enveloppe de 100 millions d’euros. Mais que ce soit les VPF ou les subventions, ces financements ne sont prévus que pour la période de transition, en favorisant l’accélération de cette transition sans s’attaquer aux problèmes structurels que pose cette technologie.

Le numérique met en danger la profession de projectionniste car cela va amplifier l’externalisation de la maintenance des équipements tout en simplifiant leur mise en Å“uvre. Or on observe dans d’autres pays européens un rapprochement entre sociétés de maintenance et tiers investisseurs, accentuant encore les dangers de concentration dans le secteur. Un matériel aux caractéristiques techniques plus ouvertes (comme l’était le 35mm), avec des formations adaptées, permettrait de se prémunir en partie contre cet écueil, donnant ainsi les moyens aux projectionnistes d’acquérir de nouvelles compétences leur permettant de mieux maitriser le matériel qu’ils auront à utiliser.
L’argent public doit-il servir à promouvoir une technologie qui tend à supprimer des emplois qualifiés, gage d’indépendance pour les cinémas ?

Le rouleau compresseur numérique

Quels attraits offre le numérique ? Qu’on ne nous parle plus de la 3D, qui ne concernera qu’un nombre restreint de sorties par an. Que la dimension « foraine » du cinéma ait sa place, très bien, mais que l’on décide du basculement de toute la filière en fonction de ce seul aspect est tout bonnement aberrant (depuis cet été, les signaux d’un éclatement précoce de cette bulle technologique se sont multipliés, et cela à peine huit mois après le début de la bulle avec Avatar !). Une fois mis de côté ce miroir aux alouettes, que reste-t-il ? Une économie sur les tirages de copies qui, en l’état, n’aura pas de répercussions sur l’exploitation et peu sur la petite distribution. Que les salles mono-écran de campagne soient attirées par la supériorité de la longévité d’un fichier par rapport à une copie 35 et la possibilité d’avoir le film plus près de sa sortie, c’est compréhensible, mais si elles ne sont pas en mesure de s’équiper durablement, ça leur fera une belle jambe.

Nous sommes face à une technologie conçue pour une logique plus industrielle que culturelle, dimensionnée pour la grande exploitation, et c’est bien son principal défaut dont découle tout le reste.

Passer de l’argentique au numérique répond à une logique pleine de bon sens étant donné que la production de films se fait de plus en plus en numérique. Mais cessons de nous comporter en technophiles béats, toute nouvelle technologie porte en elle un poison et un bienfait, il s’agit bien d’identifier le poison et de le neutraliser. Qu’une norme visant à une interopérabilité et répondant à des impératifs qualitatifs ait pu être établie pour le cinéma est une grande victoire, mais il est regrettable que n’aient pas suffisamment été prises en compte les difficultés causées par le coût de son déploiement…
Pourtant les coûts induits par les recommandations de la DCI pourraient encore être infléchis, étant donné qu’à peine un quart de ces recommandations sont passées sous norme ISO internationale. C’est d’ailleurs ce qui était souligné dans le rapport publié par la Commission Européenne en septembre dernier, précisant qu’une bonne partie de ces coûts étaient dus aux normes de sécurités mises en place pour protéger essentiellement les blockbusters mais ne bénéficiant pas forcément au cinéma européen :

L’Union européenne réfléchira également à la manière d’exploiter les possibilités offertes par le processus de normalisation. L’objectif est de faire en sorte que la flexibilité nécessaire soit garantie afin que tous les cinémas viables d’Europe puissent utiliser la projection numérique.

Or, 80% des écrans européens ont moins de 10 m de base…) Aviva Silver soulignait ainsi lors des dernières conférences Europa Cinemas que la question de la norme n’était pas close. Dans un tel contexte, est-il raisonnable d’accélérer la transition numérique, en dilapidant au passage 100 millions d’euros d’argent public qui pourraient être plus utilement employés, au lieu de favoriser une technologie qui va porter atteinte non seulement à la diversité culturelle, mais également à l’emploi dans le secteur.

Il est important de se préoccuper de la technologie que l’on va mettre en Å“uvre, car dans les nouvelles technologies, le rôle de l’intermédiaire technique peut prendre une importance « envahissante »…

Envisageons que le numérique se déploie dans les conditions actuelles, et que l’on en vienne logiquement à terme à transférer les films par le réseau Internet. Il est un danger important dont il faudrait se prémunir dès maintenant : la mainmise d’un ou deux opérateurs sur le transfert des films. On aurait alors l’apparition d’un autre acteur pouvant acquérir une position dominante propre à porter atteinte à la diversité culturelle, d’autant plus si celui-ci se met à produire et distribuer des films… Un moyen très simple de se prémunir de ce danger est de garantir la neutralité du réseau de transmission des films, en élaborant une norme, un protocole ouvert et interopérable de transmission des films, et qu’ainsi les distributeurs, quel que soit l’intermédiaire qu’ils emploient pour la transmission de leurs films, puissent les envoyer à n’importe quel exploitant, quel que soit le matériel de réception qu’il utilise. On prend sinon le risque d’une concentration inédite de l’offre dans la filière par le seul poids que pourrait prendre ce nouvel acteur, le mettant en position de négocier des offres groupées avec plusieurs distributeurs et/ou exploitants. Un amendement avait été proposé dans ce sens en juin, et Patrick Bloche aurait bien souhaité le défendre mais cet amendement n’a pu être soumis au vote car ses auteurs n’étaient hélas pas présents en séance pour le soutenir…

Vers une solution Open Source

Par ailleurs il est un mode de développement qui pourrait être sérieusement envisagé pour l’élaboration de solutions technologiques, c’est le développement Open Source, qui a pour qualités principales de garantir une indépendance vis à vis des intermédiaires techniques, de permettre une mutualisation du financement de ces solutions, d’en abaisser le coût sur le long terme et d’allonger la durée de vie des matériels par l’indépendance que cela apporte. L’argent public que l’on s’apprête à dispenser pour la transition vers le numérique pourrait être, en partie au moins, utilement employé pour lancer des appels d’offre dans ce sens.
Les salles Utopia et l’association ISF dont elles font partie essaient d’ailleurs actuellement de monter le financement d’une thèse proposée par Nicolas Bertrand4, dont le sujet va dans ce sens :

Il faudrait étudier ce que le logiciel libre et son modèle ouvert et coopératif peuvent apporter. Quelles solutions technologiques choisir ? Avec quels outils logiciels ? Faut-il implémenter une solution, compatible avec la norme du DCI, apportant plus de souplesse ou bien proposer une autre norme, la norme proposée n’étant pas encore une norme internationale. […] La thèse s’inscrit dans une démarche pluridisciplinaire et aurait aussi pour objectif de créer une dynamique autour du cinéma numérique dans le cinéma indépendant, de mettre en réseau le monde du cinéma, la recherche, et le logiciel libre afin de permettre l’émergence d’un modèle durable.

C’est une des solutions qui s’offrent à nous pour faire face à ces enjeux fondamentaux. Il serait souhaitable d’une manière ou d’une autre d’arriver à un abaissement des coûts du matériel, soit par la diversification de l’offre qui pourrait proposer des solutions adaptées aux différents types d’exploitation, soit par la mutualisation du financement de nouvelles solutions en Open Source qui permette sur le long terme d’en abaisser les coûts.
Il est également essentiel de mettre en place les normes garantissant la neutralité du réseau de transmission des films avant l’achèvement de la transition vers le numérique.

Enfin, pour un financement durable de ces nouvelles technologies permettant de préserver sur le long terme la richesse et la diversité du parc de salles français, la suggestion faite par l’Autorité de la Concurrence mérite d’être sérieusement examinée, consistant en des aides directes, partiellement attribuées via un mécanisme d’appel d’offres, financées par une taxe sur les copies numériques.
On pourrait ajouter que ces aides devraient être attribuées selon la programmation des salles concernées, afin de garantir que ces aides aillent à des salles Å“uvrant pour la diversité culturelle, répondant en cela à un objectif d’intérêt général, la permanence de cette taxe ayant pour mérite de proposer une solution durable pour préserver la diversité du parc de salles français (cette proposition de taxe a été courageusement défendue par le député François Asensi lors du vote de la loi en juin, mais il fut hélas le seul à défendre cette position qui était pourtant la seule offrant une vision sur le long terme…).

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Billet publié sur le blog des cinémas Utopia sous le titre “Les salles indépendantes sont-elles le dindon de la farce numérique” et mars 2010 et mis à jour par l’auteur en janvier 2011.

Crédits photo : Stuck in Customs (cc by nc sa) ; The National Archives UK ; Ophelia Noor ; Robbie Kennedy (cc by nc sa)

  1. ndlr : Indépendants Solidaires et Fédérés est une association des salles Art et Essai indépendantes créée en 2007 par Utopia avec l’Alhambra à Calais, le Pandora à Achères et le Diagonal à Montpellier. []
  2. ndlr : Compagnie qui montent le financement des équipements numériques des salles et se remboursent sur les VPF. La BCE a fait un prêt de 65 millions d’euros à XDC []
  3. Virtual Print Fee ou Contribution de Copie Virtuelle en français : contribution versée par les distributeurs pour aider au financement des équipements numériques : les VPF ont été imaginés par les studios américains pour aider au financement des équipements numériques. Le principe de base est le reversement direct ou indirect d’une partie des économies réalisées par les distributeurs entre le prix des copies argentiques et le prix des copies digitales. Les VPF sont collectés soit directement par l’exploitant soit au travers d’une entité de déploiement. []
  4. ndlr : Développeur du logiciel libre d’animation Luciole []

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