Le bon filon des télécoms maghrébins

Le 22 avril 2011

Dans la cartographie mondiale des télécoms, les pays du Maghreb sont une zone particulière, aux marges importantes et à la législation élastique. Roaming, spéculation et gros business: éléments d'explication.

Devinette : quel est actuellement l’eldorado des grands opérateurs téléphoniques mondiaux? Brésil, Inde, Chine ? Perdu. Suivez plutôt la piste des révolutions en cours dans le monde arabe: Tunisie, Egypte, Libye… mais aussi le Maroc. A l’heure où la plupart des grands marchés sont saturés (Europe, Asie, Etats-Unis), l’Afrique et ses pays émergents sont devenus un terrain de bataille central dans les télécoms.

A cet égard, les erreurs d’appréciation d’Orange en Tunisie sont peut-être à chercher de ce côté-là… A la fin du mois de février, en pleine enquête sur le montage financier de la filiale, une source proche des dossiers de France Télécom avait fourni à OWNI les trois raisons pour lesquelles la Tunisie est “une usine à cash”:

1> Le potentiel d’exploitation sur des marchés où la croissance annuelle s’affiche à deux chiffres
2> Le marketing “ethnique” pour inciter les émigrés installés en France à souscrire des offres couplées avec leur pays d’origine
3> Le roaming, “parce qu’il s’agit d’un pays touristique”

Le roaming, vrai moteur de l’usine à cash des télécoms

Dans le jargon de la régulation des télécoms, on l’appelle l’itinérance internationale. De façon plus usuelle, c’est le roaming, le fait d’appeler ou de pouvoir être appelé quelle que soit sa position géographique. Et notamment à l’étranger. Dans l’Union européenne, le Parlement a imposé depuis 2007 l’eurotarif: ce texte fixe un prix plafond de la minute de communication en Europe. Mais hors de l’espace communautaire, ce tarif est à la discrétion des opérateurs de chaque pays. Cette différence d’environnement législatif permet tous les excès, puisque les opérateurs ont alors entière liberté de surfacturer leur service de roaming. Un spécialiste du secteur ne mâche pas ses mots en utilisant l’expression suivante: “l’interco dans les pays à régime autoritaire”.

Aux yeux de Patrick Fouquerière, directeur des relations fournisseurs chez Iliad, “c’est le manque de concurrence” qui provoque des écarts significatifs, et notamment sur le pourtour méditerranéen:

Certains pays ont un opérateur historique qui ne joue pas son rôle parce qu’il se comporte de manière monopolistique. La conséquence directe, c’est que les tarifs sont beaucoup plus élevés, sur le roaming mais aussi sur le prix des terminaisons d’appels (quand un abonné appel un autre abonné par le biais d’un opérateur tiers, ndlr). Au Maroc ou en Algérie, il est quatre fois supérieur à ce qui se pratique en France. En Tunisie, c’est pire: vous payez 12 fois plus cher. De ce qu’on voit, les opérateurs locaux n’ont pas l’air de vouloir changer de stratégie. Ils estiment qu’ils font plus de trafic entrant parce qu’ils accueillent beaucoup de touristes, et veulent donc maintenir des prix élevés.

L’importance du tourisme

Vendredi 8 avril, Mehdi Houas, 51 ans, Franco-tunisien né à Marseille, est l’invité d’honneur du maire  de Paris. Sous les lambris de l’Hôtel de ville, le tout-nouveau ministre tunisien du Commerce, du Tourisme et de l’Industrie  du gouvernement de transition, essaie de convaincre ses interlocuteurs. Invité par Bertrand Delanoë, ils ont joué ensemble les VRP de luxe pour essayer de “sauver ce qui peut l’être de la saison touristique”.

Le ministre estime que 40% des Tunisiens vivent de cette manne. Par un syllogisme et par un jeu de vases communicants (le tourisme fait vivre la Tunisie; les opérateurs ont besoin du tourisme; le tourisme fait en partie vivre les opérateurs), il faudrait y ajouter la part que représente le roaming pour les opérateurs télécom. Qui y a recours? Les touristes, dans les hôtels de Djerba ou Hammamet. Plus qu’ailleurs, l’articulation du marché est profondément ancrée dans la gouvernance.

Explication de Patrick Fouquerière:

Il y a un vrai particularisme au Maghreb, parce qu’il y a une dimension politique, qu’on ne retrouve qu’à Cuba. La situation peut être similaire dans des pays d’Afrique noire ou en Libye, mais pas dans les mêmes proportions.


Imposer les règles du low cost

Tourisme, paradis législatif et… low-cost. Pour comprendre l’attractivité de ces marchés, il faut aussi saisir leur dimension hautement spéculative. Selon une règle simple: remplir au maximum tous les créneaux disponibles, y compris celui des heures creuses, véritable gouffre des opérateurs.

Dans ce marché hautement spéculatif, une minute de télécom devient aussi fluctuante qu’une place d’avion. C’est une “matière première virtuelle” déconnectée de sa valeur d’usage, dont le cours peut progresser de manière exponentielle, ce qui n’est pas sans rappeler les mécanismes de l’industrie pétrolière, où une même cargaison de brut peut être revendue dix fois entre son extraction et le consommateur.

Ainsi, l’intérêt de nouveaux opérateurs pour le marché de l’émigration ne s’explique que par ses différences entre pays du Sud et du Nord. Cela permet aussi de comprendre pourquoi le prix de la minute Paris-Tunis n’a rien à voir avec celui de la minute Tunis-Paris. Dans cette mondialisation, les opérateurs traditionnels assument le fait de se positionner aussi comme des opérateurs low-cost.

La Sofrecom, discret poisson-pilote d’Orange

Stéphane Richard, le patron d’Orange, le dit lui-même, son groupe “a pour objectif d’accélérer sa croissance en pénétrant de nouveaux marchés émergents à fort potentiel”. Récemment, l’entreprise a réussi à mettre un pied dans le marché irakien, au terme d’âpres négociations. Mais pour se faire une place au soleil dans des terres parfois hostiles, France-Télécom n’opère pas seul.

Dans le secteur de l’armement, les entreprises françaises ont l’ODAS (ex Sofresa), une entreprise administrée par l’Etat, chargée de faciliter les négociations avec les clients étrangers. Le leader français des télécoms a lui la Sofrecom, une filiale aux prérogatives de poisson-pilote, qui opère selon un modus operandi bien rôdé. Dans un premier temps, elle s’implante dans un pays où les télécoms sont une exclusivité publique. Puis, elle conseille les opérateurs locaux avec qui elle est susceptible de s’associer et qui deviennent alors des partenaires dans l’obtention d’une licence lorsque le secteur est privatisé. De poisson-pilote, elle devient alors cheval de Troie : une méthode assez efficace.

Forte d’un réseau de 1 000 consultants, la Sofrecom n’est officiellement présente que dans neuf pays, dont deux du Maghreb:

  • l’Algérie
  • l’Argentine
  • les Emirats Arabes Unis
  • l’Indonésie
  • la Jordanie
  • le Maroc
  • la Pologne
  • la Thaïlande
  • le Vietnam

Selon nos informations, elle aurait aussi pris part aux discussions organisées autour de la privatisation des télécoms en Syrie et en Libye, ce qu’elle reconnaît en creux. La filiale avait aussi opéré en Tunisie, au moment de l’implantation aujourd’hui problématique. Sollicitée par OWNI, la Sofrecom n’a pas donné suite à notre demande d’entretien. Règle d’or des affaires: rester discret.


Crédits photo: Flickr CC neutralSurface, the(?)

Téléchargez I’image de Une par Marion Boucharlat /-)

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Lebara, opérateur low cost des quartiers populaires
Ben Ali: les compromissions d’Orange en Tunisie

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