Dieu pour actionnaire

Le 21 novembre 2011

Portrait de Jean-Baptiste Descroix-Vernier, entrepreneur fructueux et mystérieux. Isolé sur une péniche à Amsterdam, il reste un homme de réseau. "Aime l'humanité mais pas l'humain". Patron de Rentabiliweb, membre du Conseil national du numérique, "JBDV" se fait icône.

Il a le tutoiement facile. Immédiat. Un, deux mails échangés ont suffi pour que Jean-Baptiste Descroix-Vernier nous accorde une audience. “Par amitié pour ton patron”1. Téléphonique, toujours, via Skype, le service d’appels sur Internet. Parce que le bonhomme ne bouge que très rarement de derrière ses écrans, isolés au cÅ“ur de sa péniche à Amsterdam. Parce qu’il est avant tout un solitaire, “à la limite de l’autisme”. “J’aime l’humanité mais je n’aime pas l’humain !” résume-t-il dans le combiné en un éclat de rire rauque. Il raconte sa participation à une émission de Mireille Dumas, diffusée ce jour sur France 3. Confession, toujours par amitié, mais qu’il dit ne pas vouloir répéter : trop invasive. “Je suis un ovni, c’est d’ailleurs drôle vu le nom de ton média !”

Le gone originaire des “caniveaux de la banlieue lyonnaise”, et qui a fait fortune sur Internet avec sa société Rentabiliweb, s’amuse des images qu’il projette dans le landernau numérique. “Ma vie n’est pas croyable. Si j’en parlais comme ça, à un mec dans un café, il prendrait ça pour du baratin.” Des clairs-obscurs que son allant direct et spontané contribue à façonner. Pour un rendu nimbé de mystères. “JBDV”, comme aiment à le désigner les initiés, se fait icône.

Une gueule qu’on n’oublie pas

Il y a le style, d’abord. Dreadlocks bien pendues et kilt en kit. La gueule pas vraiment de l’emploi, loin du portrait propret qu’on serait en droit d’attendre d’un entrepreneur de 41 ans, à la tête d’une boîte de près de 200 employés, et dont le chiffre d’affaires gonfle au fil des années, pour plafonner aujourd’hui à presque 100 millions d’euros. Mais la gueule qu’on n’oublie pas. Présentation décalée bien en phase avec les convictions, tout aussi marginales. Le fric, bien sûr, il en a profité : les Porsche, le bateau offshore à Saint Barth’, la flambe des nababs. “Un réflexe de pauvre”, qui ne “l’intéresse plus”. L’argent, il le place désormais dans “des puits en Afrique, des centres pour les animaux maltraités”. L’homme dit avoir légué toute sa fortune à des Å“uvres.

“J’ai créé Rentabiliweb avec Dieu comme actionnaire. Il a pris ses actions, je lui verse ses dividendes !” Dieu. Dans la bouche de Descroix-Vernier, Il revient sans cesse. Avant de se figurer bâtisseur d’empire, l’homme s’est vu prêtre. “J’ai fait de la théologie en même temps que mes études de droit. J’ai défroqué parce que je suis tombé amoureux.” La foi, elle, est toujours là. Conciliée avec Rentabiliweb, pieuvre qui monétise les contenus sur Internet, et qui compte à son board les plus grands patrons français : Pierre Bergé, Stéphane Courbit, et même les frères ennemis Pinault et Arnault. Le ménage christo-capitaliste surprend. Mais il assume : “j’aime mon métier. J’aime la stratégie des affaires”. Un gladiateur du e-business, au goût prononcé pour la compétition.

Le “magicien d’Oz de l’Internet”

Un appétit qui effraie les contrées numériques. “JBDV” : le nom est murmuré dans chaque discussion portant sur les relations que nouent, en France, Internet et le pouvoir. Lobbyistes, entrepreneurs, politiques, ils sont nombreux à évoquer de curieuses pratiques : des opérations de nettoyage sur Internet, au bénéfice de la réputation de Nicolas Sarkozy. Certains sont catégoriques : Descroix-Vernier court pour l’écurie UMP. Mais tous se taisent dès que les choses doivent se préciser. Peur des représailles ? Avec sa force de frappe actionnariale, JBDV aurait les moyens de faire couler une levée de fonds en claquant des doigts. Pour l’intéressé, ces accusations relèvent de la diffamation. Et du fantasme : “les rumeurs sont exponentielles en période électorale.” Des bruits qu’alimente aussi la galaxie JBDV. Dans sa dernière livraison, La Guerre sans l’aimer, l’ami de longue date, Bernard-Henri Lévy, fait aussi allusion à ces pratiques ésotériques. A l’occasion d’un “poisson d’avril” annonçant la mort du philosophe médiatique (p.164), ce dernier raconte :

[...] la nouvelle n’attend pas trente minutes pour commencer de fuser, ou comme on dit désormais, de buzzer. Alors j’appelle Jean-Baptiste Descroix-Vernier. Comme chaque fois, j’appelle à la rescousse mon magicien d’Oz de l’Internet. Et, comme chaque fois, il met en branle sa grande armée de ninjas et m’arrange, presque instantanément, le coup. Comment fait-il ? Noie-t-il la nouvelle ? La pulvérise-t-il comme au laser, un vilain calcul ? Entre-t-il par effraction dans ceux des sites qui la propagent, gentleman cambrioleur d’un nouveau style, amical, fraternel, homme à principes, chevalier ? La tue-t-il ? Je ne sais pas. Mais le fait est que cela marche.

“L’armée de ninjas”. Des employés très spéciaux de Rentabiliweb. Des petits génies du code, disséminés en Russie, en Bulgarie et ailleurs, “au passé underground sur Internet”, explique leur chef. JBDV le reconnaît volontiers : “tout cela entretient le mythe. Ça fait partie de la culture de notre entreprise.” Mais dément leur implication dans toute affaire politique, dans laquelle il se dit “incapable” de verser. Il évoque sa seule candidature, ratée, au poste de délégué de classe. Et s’en amuse: “c’est un signe !” Il raconte aussi son engagement passé auprès de José Bové, pour un autre “ami”, Karl Zéro. Mais pas plus : non, il ne compte pas parmi les proches du Président de la République. Et s’il a “l’oreille de plein de gens, souvent haut placés, et de tout bord politique”, il répète n’être “pour aucun parti”. “Je discute avec des gens. Ça ne veut pas dire que je deviens comme eux.” Il évoque Alain Madelin, à son board pendant deux ans, pour qui il a “de l’amitié”, “sans partager les mêmes idées”.

Il n’empêche : c’est bel et bien l’Élysée qui, fin 2010, a chargé Jean-Baptiste Descroix-Vernier de réfléchir aux futures attributions du Conseil national du numérique (CNNum), en parallèle de la mission officielle confiée par le ministre de l’industrie Eric Besson à Pierre Kosciusko-Morizet (frère de la ministre de l’Écologie du même nom), le patron de Price Minister. C’est encore lui qui était destiné à en prendre les rênes, avant un putsch de ses acolytes, qui ont placé à leur tête un autre entrepreneur du web, Gilles Babinet. La conspiration a fait son effet. “J’ai eu les boules de ne pas être élu. Par orgueil”, reconnaît JBDV. Mais l’histoire est aujourd’hui oubliée, assure-t-il. L’homme a quelques soupçons sur les raisons : “Ils ont eu un éclair de lucidité. Se sont dits que je n’aurais pas été là… Je ne suis pas assez consensuel.” Et, après un silence, conclue la conversation : “je n’ai pas de regrets. Aucun regret.”


Portrait donné par Jean-Baptiste Descroix Vernier via l’Elysée.
Photo de lambertwm [cc-by-nc-nd] et Walwyn [cc-by-nc-sa] via Flickr


En vente début décembre le livre électronique “e-2012″, chez Owni Editions, une enquête signée Andréa Fradin et Guillaume Ledit sur la campagne numérique de l’UMP et du PS.

  1. Jean-Baptiste Descroix-Vernier est actionnaire d’Owni, via sa société Rentabiliweb []

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